Frédéric Thomas
jeudi 31 janvier 2019, mis en ligne par Dial
Álvaro Pardo est un journaliste et économiste colombien, directeur du centre d’études minières Colombia Punto Medio, auteur notamment de « Extractivismo, derechos y tributación : cooptación del Estado colombiano » (octobre 2018). Cet entretien a été réalisé par Frédéric Thomas (CETRI) le mercredi 28 novembre 2018 à Bogotá (Colombie) et publié sur le site du CETRI le 10 janvier 2019.
Vous avancez la thèse que la Colombie est aujourd’hui dans une situation économique pire qu’en 2003, au début du boom des matières premières. Qu’est-ce qui vous fait dire cela et comment l’expliquez-vous ?
Je me base sur les statistiques officielles pour dresser un tel constat. Le boom minier pour la Colombie a duré approximativement dix ans : de 2004 à 2014. Cela a encouragé et intensifié ce que l’on appelle ici la « locomotive minière » [1]. Or, en 2014, lorsque les prix des matières premières retombent, la crise qui couvait depuis des années apparaît au grand jour. Les secteurs agricole et industriel accusent le coup des suites de la « maladie hollandaise » [2]. Il y a un déficit fiscal sans antécédent dans l’histoire du pays, ainsi qu’un déficit de la balance commerciale. Et cela parce qu’il y a bien eu une croissance des exportations, mais, dans le même temps, les importations ont augmenté encore plus. Le pays se retrouve avec une dette externe gigantesque. Cela veut dire que pendant toute la période du boom des matières premières, alors que l’argent rentrait en abondance dans le pays, l’État s’est considérablement endetté.
Mais n’est-ce pas là un bilan commun à l’ensemble de l’Amérique du Sud ?
Disons que les conséquences sont les mêmes partout sur le continent. Mais certains pays ont mieux géré cette question que d’autres, en constituant des fonds de réserves, en réorientant les bénéfices vers d’autres secteurs de l’économie, etc. La Colombie n’a rien fait de tout cela. En 2014, à la fin du boom des matières premières, la situation économique du pays est bien pire que dix ans plus tôt. Et l’argent qui est rentré toutes ces années n’a même pas été bien utilisé ; il n’y a pas eu de réelles avancées sociales. Même s’il y a eu de faibles améliorations, la Colombie reste le deuxième pays le plus inégalitaire du sous-continent, derrière le Brésil.
Parmi les principales matières premières extraites en Colombie, on trouve le pétrole, le charbon, l’or… Dans vos articles, vous insistez beaucoup sur le mythe de l’importance stratégique de la mine pour le pays.
La grande différence entre l’industrie minière et les hydrocarbures, c’est la présence d’une entreprise publique : Ecopetrol. Et celle-ci est le principal fournisseur de ressources publiques à la nation. En 2017, 92% des redevances issues de l’exploitation des hydrocarbures proviennent d’Ecopetrol, et seulement 8% des entreprises privées.
De toute façon, le secteur extractiviste n’est pas important en termes de recette fiscale ni même en termes d’emplois. Il pèse peu dans l’économie du pays [3]. Mais il a bénéficié de nombreux avantages fiscaux. Contrairement aux discours officiels et des grandes entreprises, si on fait le calcul entre le coût des avantages fiscaux accordés aux entreprises minières, d’un côté, et les bénéfices que l’État peut en tirer, de l’autre, le solde est négatif ; ce secteur coûte plus qu’il ne rapporte au pays. De plus, le fait que l’État stimule l’exportation de produits miniers affecte négativement d’autres secteurs de l’économie, comme l’agriculture ; il devient moins cher d’importer l’alimentation que de la produire !
Au cours des dernières élections présidentielles de 2018, vous avez analysé les programmes des différents candidats concernant la question de l’extractivisme, et vous avez montré qu’il existe un large consensus favorable envers celui-ci [4]. Qu’est-ce qui explique la force de ce mythe ?
La classe politique est très engagée, non seulement dans ce modèle extractiviste, mais aussi dans les entreprises de ce secteur. Il y a, en Colombie, un phénomène qu’on appelle « les portes tournantes » : un fonctionnaire qui, aujourd’hui, est au gouvernement, travaille demain pour ces mêmes entreprises. En outre, de manière générale, ces entreprises rapportent des ressources à l’État ; le gouvernement peut se reposer, ne rien faire, puisque, de toutes façons, l’argent rentre dans les caisses. Même si, encore une fois, au bout du compte, l’État est perdant ; il paie plus qu’il ne reçoit.
La résistance à ce modèle, ces dernières années, est venue des territoires, où elle a grandi [5]. Et comment s’exprime cette résistance ? À travers les consultations populaires. Malheureusement, la Cour constitutionnelle a émis des restrictions très fortes à ce droit de participation des citoyens [6]. Si bien qu’on est aujourd’hui face à des consultations légitimes, qui mobilisent une grande partie de la population des municipalités, mais qui ne sont pas légales.
Cependant, il existe un autre instrument : les accords municipaux. Quand les maires et les conseils municipaux se mettent d’accord pour dire « non » aux mines et aux hydrocarbures sur leurs territoires. C’est aussi une réponse à la décision de la Cour constitutionnelle et à la limitation des droits de la population.
Mais ces divers instruments viennent buter sur la répartition des pouvoirs, entre l’État et les autorités locales, non ?
Oui, il y a là ce que j’appellerais une collision de trains entre l’État, propriétaire du sous-sol, et les entités territoriales qui peuvent décider de l’affectation de leur sol. Alors, comment ont réagi les communautés indiennes par rapport à cela ? Elles ont dit à l’État : « je vous reconnais votre droit. Mais je suis propriétaire du sol. Alors, si vous voulez sortir l’or ou le pétrole du sous-sol, faites-le. Mais vous ne pouvez pas toucher au sol ».
Il revient à l’État de trouver une solution à ce dilemme, à cette terrible contradiction. En 2013 déjà, la Cour constitutionnelle avait émis une sentence affirmant que c’est au Congrès de la République d’élaborer une loi qui permette de mettre d’accord ces deux « propriétaires ». Cela fait cinq ans, et rien n’a été fait. Or, c’est l’une des principales sources des conflits. Et pourquoi rien n’a été fait ? Parce que le Congrès fonctionne à la marge des grands problèmes de l’État.
C’est aussi à ce propos que vous parlez de capture et de cooptation de l’État ? Vous avez un exemple ?
Un exemple ? Notre code minier. Il date de 2001. Il a été très largement influencé par les compagnies minières, surtout canadiennes. Celles-ci avaient créé un fonds pour que des experts, liés à ces multinationales, préparent un brouillon de loi [la Loi 685 qui fonde le code minier] pour le Congrès. Et c’est à partir de ce brouillon que le code a été élaboré. De puissants groupes économiques ont capturé et coopté l’État colombien, afin d’orienter l’économie vers un modèle entrepreneurial au bénéfice d’intérêts particuliers. Sont ainsi mis à mal l’intérêt général et les droits fondamentaux de la citoyenneté.
Et aujourd’hui, avec l’arrivée au pouvoir d’Iván Duque, quelle est la situation ? Y a-t-il une poursuite ou une accentuation de ce modèle extractiviste ? Et comment réagit la population ?
Demain [7], il y a une grande manifestation nationale, où convergent divers secteurs : les étudiants, les travailleurs, les professeurs, etc. Cela ne fait pas quatre mois [il a commencé son mandat le 7 août 2018] que Duque est président. Jamais on n’a eu cela ; d’habitude, il existe une lune de miel les premiers temps entre le nouveau président et la population. Mais ce monsieur a commencé avec le pied gauche ; contre la population et en faveur des entreprises. La réforme fiscale en train d’être discutée au Congrès en est le meilleur exemple. Ce gouvernement veut accorder encore plus d’avantages financiers aux entreprises, qui bénéficient déjà d’avantages exorbitants ! Duque est donc quelqu’un de tout à fait engagé auprès des entreprises et du modèle extractiviste.
Quant à la population, seul un secteur très minoritaire (des travailleurs, des entrepreneurs, des avocats, des politiciens, etc.) a bénéficié du boom minier ; la grande majorité, non. Pour la population, il devient tous les jours plus clair que ce modèle n’est pas durable. Il y a une prise de conscience générale. Il y a quatre ans, par exemple, on ne discutait pas la question de la fiscalité, des impôts, des avantages accordés aux entreprises, etc. Aujourd’hui, alors que l’État a toujours plus de difficultés financières, ce modèle est de plus en plus rejeté.
Nous ne sommes pas contre le pétrole et les mines en général ; certains de ces produits peuvent être nécessaires à notre vie commune. Mais nous sommes en désaccord avec la manière qu’a l’État de passer des contrats avec ces compagnies, de les gérer, et sur la façon dont ces ressources sont captées et orientées, au détriment de la biodiversité et des communautés.
Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3481.
Source (français) : CETRI, 10 janvier 2019.
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Documents joints
- Álvaro Pardo – 2017 – Los quince mitos de la gran minería en Colombia (PDF – 2.7 Mo)
- Álvaro Pardo – 2018 – Extractivismo, derechos y tributación : cooptación del Estado colombiano (PDF – 7.5 Mo)
[1] Sous la présidence d’Alvaro Uribe (2002-2010), l’expression « locomotive minière-énergétique » a été mise en avant au sein des successifs plans de développement.
[2] Phénomène qui caractérise le lien entre la disposition en abondance de ressources naturelles bon marché et le repli du secteur manufacturier.
[3] De 2010 à 2016, les secteurs des hydrocarbures et des mines (charbon, nickel et or) ont, en moyenne, contribué annuellement au PIB à hauteur de respectivement 5,1% et 2,1%. Alvaro Pardo, « Los quince mitos de la gran minería en Colombia », novembre 2017, https://co.boell.org/sites/default/files/ideasverdes_no1_web2018.pdf.
[4] Alvaro Pardo, « El sector minero-energético », Justicia tributaria en Colombia, 23 avril 2018, https://justiciatributaria.co/el-sector-minero-energetico/.
[5] Lire à ce propos, CENSAT Agua Viva, « 2018 : Un año de movilizaciones sociales », 21 décembre 2018, https://censat.org/es/analisis/2018-un-ano-de-movilizaciones-sociales-8820 ; Mauricio Archila, « Colombie : accords de paix et nouveau cycle de luttes sociales », État des résistances dans le Sud : Amérique latine, « Alternatives Sud », vol. XXIV, 2017, n°4, Paris, Syllepse/CETRI.
[6] Lire à ce propos Frédéric Thomas, « Colombie : enjeux et tensions autour des consultations populaires », CETRI, 10 janvier 2019.
[7] Jeudi 29 novembre 2018 – note DIAL.