Pedro Santana Rodríguez
mercredi 2 mai 2018, mis en ligne par Françoise Couëdel
Bogotá, 12 avril 2018.
La mise en application de l’Accord final pour la fin du conflit armé entre la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui a duré plus de cinquante ans, et l’État colombien, se heurte à de multiples obstacles. Le premier est la défaite du Oui au plébiscite mis en place le 2 octobre 2016 qui a affaibli le processus et a donné des ailes à ceux qui se sont opposés aux négociations et à une partie des accords conclus entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et la guérilla, qui se sont traduits par l’Accord final sur cinq points : réforme agraire intégrale, réformes politiques, substitution des cultures illicites et mesures de santé publique pour limiter les dommages causés par les substances psychoactives, sort des victimes et réincorporation à la vie civile de presque 12 000 guérilleros.
Toutes les estimations concernant les avancées et l’application des accords estiment qu’à peine 20% de ce qui a été décidé a été mis en œuvre, un faible résultat, évidemment. Les retards et les absences d’applications des mesures les plus importantes concernent les alternatives productives et rentables qui conféreraient une stabilité et créerait les conditions de réincorporation dans la société des ex-combattants. Précisément un de ces problèmes a été mis en évidence par les ambassadeurs de trois pays européens : ils ont signalé le retard de la mise en œuvre des alternatives productives ainsi que les soupçons de mauvaise gestion et de corruption des organismes d’État dans la mise en place des programmes dont c’est l’objectif. Initialement le Gouvernement de Juan Manuel Santos a rejeté ces critiques, mais au fil du temps, et face à l’évidence manifeste, le président de la République lui-même a dû reconnaître que non seulement le retard était flagrant mais aussi l’utilisation des ressources aussi bien du budget national que de celui des donateurs internationaux était entachée de clientélisme et de manque de transparence dans leurs attributions.
Le plus grand problème, comme indiqué précédemment, concerne la mise en œuvre des projets productifs et la création d’alternatives économiques pour les ex-combattants. Le gouvernement s’est engagé publiquement, face à la communauté internationale, à une gestion rapide et transparente aussi bien des fonds provenant de donations internationales que des ressources publiques destinés à l’application des accords. Comme mesure immédiate, pour respecter cet engagement, le Gouvernement a renvoyé la responsable auprès de la présidence de la République de la gestion de quatre fonds qui aurait présenté les plus graves irrégularités. Le Gouvernement s’est également engagé à accélérer l’approbation de projets présentés par les ex-combattants, à la condition que cette approbation soit transparente et publique. Ce nouvel engagement est maintenant de la responsabilité autant du gouvernement que des FARC elles-mêmes et relève aussi du devoir fondamental des observateurs citoyens pour contrôler l’octroi des fonds destinés au financement du processus de Paix.
La détention de Jesús Santrich
Sans oublier ces dénonciations pour mauvaises gestions, qui augmentent la défiance aussi bien de la communauté internationale que de la société civile colombienne au processus de paix et à sa mise en application, il faut signaler un autre fait de la plus grande gravité qui a contribué à renforcer l’opposition virulente des forces politiques, ennemies de la Paix, à ce processus. Le lundi 9 avril le Procureur général de la nation a ordonné d’arrêter l’ex-chef guerrillero Seuxis Hernández Solarte, connu comme Jesús Santrich, et de perquisitionner son domicile, suite à une enquête diligentée par des agents fédéraux de la DEA et du Département de justice des États-Unis. L’ordre de détention international émanait d’Interpol à l’encontre de cet ex-chef guérillero soupçonné de négocier l’envoi de 10 tonnes de cocaïne aux États-Unis. L’investigation aurait été coordonnée avec le Procureur colombien qui continue à ne pas expliquer pourquoi, en Colombie, des procédures n’ont pas été lancées pour dénoncer Santrich aux autorités colombiennes et, plus encore, pourquoi, comme l’exige la loi, aucune information n’avait été donnée, ni aucune action judiciaire pertinente n’avait été confiée à la Juridiction spéciale pour la Paix, JEP, de création récente. Selon la législation en vigueur c’est elle qui devrait en avoir eu connaissance et aurait du gérer en première instance l’ordre international de détention.
La présidente de la Juridiction spéciale pour la paix, JEP, Patricia Linares a indiqué que ce sont les moyens de communication qui avaient diffusé l’information et qu’on ne sait toujours pas à ce jour si les preuves supposées ont été envoyées à la Salle de révision de la JEP qui légalement devra établir si les supposés délits ont été commis après le 1er décembre 2016 et que, dans ce cas, l’organisme compétent pour la requête et les témoignages doit être la Chambre pénale de la Cour suprême de justice. Cet organisme, dans un communiqué public du mercredi 11 avril, a indiqué clairement, ce que n’a pas fait le Juge Néstor Humberto Martinez, que c’est la salle de révision de la JEP en première instance qui doit avoir connaissance de la requête et qui doit statuer.
En Colombie, on commence à connaître les preuves supposées que détiendrait la justice des États-Unis. Le tribunal a révélé des conversations téléphoniques, des photographies et des vidéos qui mettraient en évidence la participation de Jesús Santrich à une supposée négociation de livraison de cocaïne qui aurait pour destinataire le cartel de Sinaloa. Bien qu’on ne connaisse pas l’ensemble des preuves, il est clair que les indices accusant Santrich sont très graves et, si ses liens supposés avec un réseau de narcotrafic sont prouvés, il pourrait être passible d’extradition vers les États-Unis.
La Force alternative révolutionnaire commune, la FARC, a dénoncé la détention de Santrich et a déclaré qu’il s’agirait d’un montage supposé du Parquet colombien et de la DEA ; elle a exigé le respect des Accords en indiquant que c’est à la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), d’avoir en charge cette dénonciation. Le mercredi s’est tenue une réunion de la direction de la FARC, avec le président de la République et d’autres hauts dignitaires du gouvernement pour analyser cette situation délicate, au terme de laquelle Rodrigo Londoño, Timochenko, chef politique de la FARC, a indiqué que le président Santos se serait engagé à garantir un procès équitable à Santrich et que les mécanismes, aussi bien juridiques que politiques, seraient mis en œuvre pour résoudre cette situation difficile. Londoño a répété que la FARC honorerait les accords et qu’elle reste fidèle au respect de ses engagements malgré leur non-respect de la part du gouvernement.
Dans toute cette affaire, une fois encore, est manifeste l’opposition du Procureur général de la Nation non seulement au processus de Paix qu’il a constamment critiqué mais également à la JEP. La manière dont il a traité cet évènement le démontre. Avec la sentence de la Salle pénale de la cour de justice, Martínez Neira est obligé de transférer l’affaire à la Salle de révision de la JEP et c’est à cette instance qu’il revient d’examiner les preuves et de décider si elle les transfère au Tribunal de la Cour suprême de justice qui devra statuer sur la demande d’extradition au cas où, comme il semble prouvé, les faits se sont produits après le 1er décembre 2016.
Par ailleurs la JEP ferait bien d’examiner les éléments de preuve qui accompagnent la demande d’extradition ce qui établirait un précédent juridique très important étant donné que, actuellement, la Cour suprême de justice n’examine pas en profondeur les preuves qui alimentent les demandes d’extradition en Colombie. La Cour se limite à vérifier que les demandes d’extradition émanent d’une autorité compétente sans examiner les preuves qui accompagnent ces demandes d’extradition. Mais la JEP doit évaluer, en outre, s’il convient de procéder à l’extradition, dans ce cas précis d’un dirigeant des FARC, pour garantir les droits des victimes.
D’un point de vue politique la détention de Santrich donne des arguments à l’opposition mais aussi aux défenseurs du processus de Paix. Pour l’opposition cela indique que les liens des FARC avec les narcotrafiquants perdurent et pour ceux qui défendent le processus de Paix cela prouve qu’il n’y aura pas d’impunité et ils soutiennent qu’à La Havane l’impunité n’a fait l’objet d’aucune négociation. Pour l’heure ceux qui subissent les plus grands préjudices sont les FARC car ils risquent de perdre le mandat de Santrich à la Chambre des représentants. Nous verrons bien comment la JEP se sort de ce piège.
Pedro Santana Rodríguez est directeur de la revue Sur.
Traduction de Françoise Couëdel.
Texte original (espagnol) : https://www.sur.org.co/la-crisis-del-proceso-de-paz-en-colombia.
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