par Fernando Molina
samedi 31 mars 2018, mis en ligne par Dial
Ce texte de Fernando Molina, publié par la revue Nueva Sociedad en février 2018 et traduit par l’équipe du site À l’Encontre (16 février 2018) esquisse un bilan provisoire des 12 ans du gouvernement d’Evo Morales, après que la Cour constitutionnelle a autorisé le président actuel à se représenter aux prochaines élections présidentielles alors même qu’il a perdu le référendum organisé le 21 février 2016 sur cette question [1].
Le 22 janvier 2018, Evo Morales a fêté ses 12 ans au pouvoir. Le discours adressé au pays était analogue à celui qu’il a répété à chacune des dates anniversaires. Il consistait à comparer la situation socioéconomique et démographique obtenue au cours de son mandat avec la précédente.
Le président a tout d’abord mentionné que le PIB moyen par habitant pour la période 2006-2017 était de 2392 dollars, soit trois fois plus que celui de la période 1994-2005, qui était de 961 dollars. Il a aussi signalé que, dans le même temps, l’extrême pauvreté monétaire avait baissé de 38% à 18%, et à 10% dans les villes. Cela a évidemment diminué l’inégalité : aujourd’hui, le dixième le plus riche de la population perçoit un revenu 47 fois supérieur au dixième le plus pauvre, contre 128 fois en 2005. L’augmentation des revenus et la diminution des inégalités ont reconfiguré la structure sociale : si en 2005 seulement 35% de la population appartenait à la classe moyenne, ce taux est passé à 58% en 2017, ce qui représente 6,5 millions de personnes [2].
Morales a souligné d’autre part la stabilité des chiffres macroéconomiques : la faible inflation, le faible endettement, le taux important d’investissement public, la croissance en 2017 (l’une des plus élevées d’Amérique du Sud) et l’expansion du système financier. En revanche, il ne mentionne qu’en passant les problèmes que commencent à révéler le « modèle social productif » mis en place par son gouvernement en profitant de l’essor dont le pays a bénéficié du fait du prix du gaz et des minerais qu’il exporte. Ce sont les problèmes sur lesquels ceux qui critiquent le gouvernement ne perdent pas une occasion d’insister.
Tout d’abord, ils citent l’important déficit commercial, qui résulte d’une réduction de la valeur des exportations du fait de la chute des prix des matières premières. Par ailleurs, ils constatent que le niveau des importations reste très élevé, importations qui sont indispensables pour maintenir un sentiment de bien-être et des prix bas.
Le déficit commercial entraîne une ponction des réserves en devises. C’est-là le « talon d’Achille » des économies faiblement industrialisées. Bien qu’elles restent importantes, les réserves boliviennes sont en baisse constante.
Le deuxième problème majeur de l’économie est le déficit budgétaire élevé d’environ 8% du PIB.
Le déficit commercial résulte de la décision de miser sur une croissance guidée par la consommation et en particulier la consommation de l’État. Cette décision a bien fonctionné jusqu’en 2014, date à laquelle les exportations (qui constituent la principale source de financement du pays) ont commencé à décliner. Elle est depuis lors de plus en plus risquée, car elle dépend concrètement du placement de la dette.
Quoi qu’il en soit, avec ses réussites et ses échecs, la période de Morales pourra entrer dans l’histoire comme la plus longue, la plus prospère et celle qui a coïncidé avec le plus de changements structurels de l’histoire bolivienne. Les aspects économiques ont déjà été mentionnés. Les aspects sociaux peuvent être synthétisés dans la formule « empowerment des peuples indiens » qui constituent la partie de la population la plus exploitée et reléguée depuis 1535, lorsque les Espagnols sont arrivés pour la première fois sur le territoire qu’ils allaient nommer Haut-Pérou.
Cependant, il est probable que l’on se souviendra moins de Morales pour ces aspects positifs que pour avoir renfloué une fois de plus une tradition politique négative : le caudillisme. Ce dernier, s’il n’a pas cessé d’exister même pendant les années 1990 dites « rationnelles », a retrouvé avec Morales, et la grande légitimité historique qui est la sienne, les niveaux qu’il avait au XIXe siècle.
Ces dernières années, on a non seulement intensément pratiqué le culte de sa personnalité, en élevant le président au rang de « libérateur des peuples indiens », en diffusant par tous les moyens son image et sa biographie, en exaltant ses parents et son lieu de naissance, en lui donnant le dernier mot dans tous les débats au sein de la majorité et en éliminant politiquement ceux qui ont osé l’affronter. Les restrictions de la Constitution ont également été violées. Elles seront à nouveau transgressées pour permettre au président d’être réélu, s’il le souhaite, à vie.
Pour le vice-président Álvaro García Linera [3], théoricien de l’« évisme », Evo Morales est lui-même le « pouvoir constituant », c’est-à-dire la synthèse personnelle de la révolution bolivienne, l’expression corporelle et physique d’un moment unique d’insubordination des subordonnés contre les oppresseurs. Il estime donc que se priver de cet élément catalyseur de l’unité du peuple et de la gauche, serait « un suicide politique » [4].
En laissant de côté les implications idéologiques de ces assertions, qui sont en accord avec les idées post-marxistes – par exemple, celles de feu Ernesto Laclau sur le populisme et le leader populiste – il reste le fait concret suivant : sans la candidature d’Evo, le Mouvement pour le Socialisme (MAS), qui est à la fois le parti officiel et un archipel de « mouvements sociaux » qui fonctionnent comme médiateurs entre le gouvernement et la société, aurait du mal à maintenir son unité. Sa capacité d’agrégation, son idéologie vivifiante, n’est autre que le caudillisme.
Même en acceptant ceci, nous devons nous demander si le fait d’insister sur un moyen tel que la réélection, qui a représenté le bord du gouffre tout au long de l’histoire latino-américaine, ne sera pas également synonyme de suicide politique, même s’il est plus lent. L’acceptation populaire du gouvernement a chuté de 24 points de pourcentage, passant de 59% à 35%, dans les sondages effectués début 2017 et début 2018, avant et après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, qui, par le biais d’un recours juridique ad hoc, a habilité Morales pour les élections en 2019 [5]. Les réactions contre cet arrêt du 28 novembre dernier ont d’ailleurs été significatives puisque elles ont fait descendre dans la rue les secteurs de la classe moyenne des villes qui, jusqu’alors, n’avaient témoigné leur opposition au MAS que sur Internet. Selon l’un des principaux dirigeants de l’opposition, Samuel Doria Medina, « le peuple en a assez du gouvernement ».
Les raisons des désaccords entre le gouvernement et les classes moyennes sont diverses. Elles vont du sentiment de perte d’espace politique qui par le passé était réservé aux secteurs les plus instruits de la population, à la lassitude par rapport à la corruption de certains fonctionnaires, en passant par la perception d’une charge fiscale « excessive » sur les professions libérales ou le poids des augmentations salariales pour les petites et moyennes entreprises. Mais en fin de compte, le clivage fondamental de la conjoncture se manifeste sur les questions de la réélection, de l’autoritarisme implicite du caudillisme et de l’estime ou du mépris que l’on peut ressentir pour une « démocratie avec des règles ».
Plusieurs institutions de l’opposition ont appelé à une grève générale le 21 février, mais il est peu probable que cette mobilisation ou d’autres mobilisations ultérieures parviendront à empêcher Evo Morales de maintenir sa candidature en 2019. Cependant, il est impossible de prévoir ce qui se passera ensuite. Si l’on en juge par les leçons de l’histoire, on pourrait prédire que le « continuisme » d’Evo lui coûtera en fin de compte son prestige politique, son rôle positif dans les annales nationales et, à long terme, sa fonction.
Mais, bien sûr, l’histoire ne se répète pas toujours.
Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3446.
Traduction À l’Encontre, relue et ponctuellement modifiée par Dial.
Source (français) : À l’Encontre, 16 février 2018.
Texte original (espagnol) : Nueva Sociedad, février 2018.
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[1] Voir DIAL 3382 – « BOLIVIE – Quelques réflexions, autocritiques et propositions sur le processus de changement » – note DIAL.
[2] Ministère de communication, Message présidentiel. Rapport sur 12 ans de gouvernement, 22 janvier 2018 (tiré à part), La Paz, janvier 2018.
[3] Álvaro García Linera est vice-président de la République de Bolivie dès janvier 2006, puis de l’État plurinational de Bolivie depuis la nouvelle appellation adoptée en 2010 – note À l’Encontre.
[4] Fernando Molina, « García Linera : “Perder a Evo Morales sería un suicidio político” », entretien avec le journal El País, Madrid, 7 janvier 2018.
[5] Pablo Ortiz, « Aprobación de Evo es ahora del 34% », El Deber, 21 janvier 2018, Santa Cruz.
Messages
- 1. BOLIVIE – Douze ans d’Evo Morales : entre gouvernement fécond et caudillisme pernicieux, 20 avril, 09:56, mis en ligne par Mazzuoli SergeA nouveau, une preuve récente du caudillisme de Evo : sa décision de soutenir la Syrie de Bachar-el-Assad. Décision personnelle ? ou décision du peuple bolivien ?
Récemment les frappes occidentales ont détruit des installations criminelles de fabrication de gaz toxiques (sans faire de victimes, et sans attaquer les forces armées syriennes).
Evo n’ignore pas que depuis 5 ans des hélicoptères syriens balancent des barils d’explosifs et des gaz toxiques sur les populations civiles.
Le soutien de Evo en faveur de Bachar-el-Assad est surprenant de la part d’un Président qui se dit en faveur du « peuple ». Les civils syriens axphyxiés par les hélicos de Bachar ne sont pas un « peuple » ?
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