DIAL 3401
par Xavier Albólundi 27 février 2017, mis en ligne par Dial
Xavier Albó, sj, a été l’un des fondateurs du Centre de recherche et de promotion du paysannat (Centro de Investigación y Promoción del Campesinado, CIPCA, Bolivie) en octobre 1970. Dans ce texte, diffusé par le CIPCA en mai 2014, il revient sur 3 conflits ayant opposé peuples indiens et État au Pérou (Bagua), en Bolivie (TIPNIS) et en Équateur (Yasuni). DIAL a déjà publié de nombreux textes en lien avec l’extractivisme. L’intérêt de ce long texte, dont nous publions ici la deuxième partie, est qu’il donne aussi à entendre la vision et les valeurs, autour de l’idée du « bien vivre », au nom desquelles les peuples indiens s’opposent aux grands projets extractivistes.
>> Lire la première partie du texte.
Bolivie : l’affaire TIPNIS
Ce sigle renvoie au Parc national Isiboro Sécure (PNIS), né en 1965 ; celui-ci s’étend entre les ríos Isiboro et Sécure jusqu’à leur confluence qui donne naissance au río Mamoré – lui-même affluent du río Madera puis de l’Amazone. Il a été créé comme mesure de précaution face au projet du président péruvien Belaúnde de construire une route en bordure de la forêt vierge. Le PNIS forme un grand triangle de 1,3 million d’hectares qui s’étend de montagnes pouvant atteindre 2 400 mètres d’altitude à des plaines inondées ne dépassant pas 250 mètres, bien qu’il se trouve à environ 3 000 kilomètres de l’océan Atlantique le long des grands méandres du Mamoré et du Madera. C’est une des régions les plus riches en biodiversité de tout le pays. Pour compliquer les choses, depuis l’indépendance survenue en 1825, jamais on n’a défini la frontière entre les départements de Beni et Cochabamba, qui passe par ce parc, ce qui explique un autre conflit chronique qui oppose les deux départements.
Les trois principaux peuples amazoniens originaires de ce territoire, et sans lien de parenté entre eux, sont les Yurakaré tout au sud (fin 2011, dans 28 des 65 communautés), les T’simane (ou chimanes), au nord-ouest (dans seulement six communautés du TIPNIS mais plus de 30 dans la municipalité de San Borja), et les Moxeños [1] trinitaires (dans 38 communautés).
Les deux premiers surtout se déplacent beaucoup pour chasser et pêcher et ne pratiquent l’agriculture que de manière temporaire. Leurs communautés sont généralement petites, et se composent presque toutes de familles étendues et dispersées, dépourvues sans organisation unitaire solide pour chaque groupe ethnique. Leur bien vivre traditionnel repose principalement sur ces allées et venues d’un endroit à l’autre, en bonne intelligence avec la forêt. Il y a bien eu des tentatives d’installation de missions catholiques parmi eux, surtout de la part des franciscains pendant la dernière période coloniale et sous la République, mais leurs effets n’ont été que partiels et intermittents, et ces Indiens ont maintenu une grande partie de leur style de vie antérieur.
Cependant, depuis quelques décennies, les deux groupes connaissent un processus accéléré de transformation culturelle, selon deux voies distinctes.
Les T’simane sont en train de changer essentiellement de par les rapports étroits établis avec la Mission nouvelles tribus (MNT), qui a fondé un grand centre à Horeb, près de San Borja. Avec son parrainage s’est créé à cet endroit le Grand Conseil T’simane, avec son cacique presque incontestable Jorge Áñez. Un peu plus tard, ce centre de Horeb a été aussi transféré au Grand Conseil puis, des années plus tard, Áñez a été élu maire de l’importante municipalité de San Borja en 2012 ; depuis lors, cependant, il a été largement coopté par l’opportunisme politique. La MNT n’a pas soutenu directement la première marche indienne de 1990 (voir plus bas) mais elle a œuvré efficacement à ce que l’on reconnaisse la Terre communautaire d’origine (TCO) « Forêt de Chimanes », devenues officiellement Territoire du Conseil T’simane à la fin 2008. Pendant tout ce processus, la MNT a également aidé à la formation de communautés plus nombreuses, parmi elles deux des six situées à l’extrémité orientale du territoire de ce peuple, à l’intérieur du TIPNIS : Asunta (45 familles) et Oromomo (46 familles tsimanes et yurakaré) [2].
Un secteur important des Yurakaré s’est lui transformé du fait qu’ils se sont trouvés pris dans le périmètre d’expansion des cultures de coca tant dans le Chapare que dans le sud du TIPNIS, à l’intérieur ou à proximité du Polygone 7 (voir plus bas). Plusieurs de leurs communautés se sont intégrées à ce nouveau mode de vie, rejoignant même ses « syndicats » pour pouvoir produire légalement des feuilles de coca, activité très rentable. C’est aussi là qu’est apparue l’organisation CONISUR, plutôt associée aux autorités de Cochabamba, qui aspirent à pousser les limites de leur département jusqu’à la rivière Ichoa, qui coupe le TIPNIS en deux. Il demeure un autre secteur qui s’est dispersé dans d’autres parties vers le nord ou plus à l’est sur sa propre TCO près de celle des Yuki (peuple guaraní de contact récent) pour conserver, ne serait-ce que partiellement, sa forme de vie traditionnelle.
Le troisième groupe, celui des Moxeños trinitaires, est arrivé à la fin du XIXe siècle depuis le nord, fuyant les patrons, et constitue aujourd’hui le groupe le plus nombreux et celui qui a le plus œuvré à la formation de la sous-centrale TIPNIS à laquelle Evo Morales a conféré en 2009 le titre de TCO (devenue ensuite TIOC, territoire indien originaire paysan) TIPNIS. Le qualificatif « trinitario » indique qu’il tire principalement son origine de l’ancienne colonie jésuite de Trinidad (aujourd’hui capitale du Beni, quelque 100 kilomètres plus au nord et à seulement 160 mètres d’altitude). Ils ont commencé à arriver jusqu’à l’actuel TIPNIS en 1887 avec la rébellion d’Andrés Guayocho contre les patrons et les recrutements d’Indiens envoyés vers le boom du caoutchouc plus au nord. Cela a marqué le début (ou peut-être la continuation, moyennant adaptation) du mouvement religieux messianique en quête de la Colline sainte qui se poursuit encore actuellement, raison pour laquelle, lorsque surgissent des problèmes, ils décident de partir à la recherche de nouveaux endroits où ils puissent mieux préserver leur mode de « bien vivre » [3], guidé par quelque prophète (parfois, de jeunes filles). La culture trinitaire actuelle a encore beaucoup à voir, dans ses racines, avec ce que David Block [4] a appelé la « culture de mission » (même si les jésuites ont été expulsés il y a maintenant longtemps, en 1765), mais appliquée désormais à des situations nouvelles post-mission. Elle associe relation avec la forêt, sur une base là aussi très mobile (pas seulement à cause de ces déplacements messianiques) avec cette fois une plus grande composante agricole et une organisation sociale, culturelle et religieuse dans laquelle presque tout le monde est porteur d’une charge, souvent cérémonielle, et qui possède un centre cérémoniel avec une place, un temple et d’autres services communs. La richesse de son patrimoine musical, dont l’origine remonte également aux missions, est aussi bien connu. La liste des lieux dans lesquels différents maîtres de chapelle ont recopié des partitions découvertes en 1976 dans le tiroir du maître de chapelle de la communauté de San Miguel del Isiboro (la troisième du TIPNIS, par la taille, avec à peine 50 familles) révèle une autre facette des pèlerinages effectués par ces Trinitaires jusqu’à cette date et leurs nombreux déménagements d’abord entre Trinidad, San Francisco [Javier] et San Lorenzo [5], puis, à la fin des années 1950, vers le territoire chimán et mosetén de l’Alto Sécure et, plus loin, par Asunta jusqu’à Covendo (déjà dans le département de La Paz, où ils sont arrivés semble-t-il alors qu’ils étaient en quête de la Colline sainte). Mais ils n’ont pu s’entendre avec ces peuples « parce que c’était des sauvages » et, à partir de 1967, ils sont repartis en sens inverse par le río Sécure et l’Ichoa pour atterrir en 1972 à San Miguel de Isiboro, où d’autres Trinitaires s’étaient déjà installés.
Tout cela représente aujourd’hui une partie essentielle de leur culture et de leur mode de vie. Leur vivre bien se fonde sur ce syncrétisme culturel. Dans au moins six de leurs communautés, ils cohabitent avec des Yurakaré et, comme on vient de le voir, dans leurs déplacements il leur est arrivé de côtoyer des Chimanes. Ces Moxeños trinitaires se considèrent plus « civilisés » que les deux autres peuples, du fait de leur « culture de [post] mission », désormais faite leur, mais leur cohabitation inter-ethnique ne donne lieu à aucun conflit sérieux ; s’ils ne parviennent pas à s’accorder, ils s’en vont simplement ailleurs. Dans le TIPNIS, les trois organisations indiennes supra-communales actuelles ne se fondent pas sur les identités différenciées de chaque groupe ethnique mais sur leur proximité géographique le long des principaux cours d’eau. Pour cette raison, ces territoires et d’autres qui leur ressemblent sont qualifiés de « multiethniques ».
Depuis les années 1960 est arrivée dans le TIPNIS une nouvelle vague migratoire d’un autre genre, à partir de la colonisation massive de « collas » [6], majoritairement des cultivateurs de coca (cocaleros), qui ont rapidement transformé la forêt du Chapare, au nord de Cochabamba, en zones agricoles consacrées principalement à la culture de cette feuille. En quelques années, ce flux migratoire a débordé dans le TIPNIS. En 1970 a été ouverte la première voie carrossable dans ce qui est aujourd’hui le Polygone 7, où les colonisateurs sont légions (ils dépassent largement en nombre la population autochtone orientale de tout le TIPNIS), cooptant principalement pour ce faire quelques communautés yurakaré.
En 1990, les habitants antérieurs du PNIS ont organisé leur première marche indienne vers La Paz, marche historique de presque 700 kilomètres avec comme mot d’ordre « Pour le territoire et la dignité ». Elle leur a permis d’obtenir pour la première fois la reconnaissance de quatre « territoires indiens » (TI), à commencer par celui du TIPNIS (TI + PNIS). Ses leaders principaux, deux Trinitaires et un Sirionó, ont réussi à mobiliser beaucoup d’autres peuples indiens des terres basses, en butte à des problèmes semblables.
Ce fut la première des neuf marches organisées à ce jour avec hommes, femmes et enfants qui, en tant que telles, témoignent d’une certaine continuité avec leurs quêtes antérieures de la Colline sainte, mais qui ne cherchent plus désormais à s’installer en des lieux nouveaux (de plus en plus rares) mais à consolider leurs droits antérieurs, territoriaux et autres.
En 1992, le plus haut dirigeant d’alors des cultivateurs de coca, Evo Morales, et celui du TIPNIS envahi, le trinitaire Marcial Fabricano, traceront une première « ligne rouge », que les cocaleros s’engageaient à ne pas dépasser. Dans les années qui suivront, on assistera à divers ajustements et à invasions de fait, élargissant la zone de de culture de coca.
En 2006, le même Evo Morales devient président de la Bolivie, avec 54% des voix. Il arrive au pouvoir avec la promesse faite à ses cocaleros de faciliter leur expansion dans le TIPNIS. Le 4 septembre 2008, il se réunit avec Lula [7] dans le Chapare et les accords passés comprennent la construction d’une autoroute qui traversera le TIPNIS par son milieu en direction du nord ; la même année, l’Autorité bolivienne de voirie (Autoridad Boliviana de Caminos, ABC) conclut déjà un premier contrat avec l’entreprise brésilienne OAS, qui prendra forme les années suivantes jusqu’à ce que l’on voie apparaître dans le secteur, à compter de février 2011, les machines lourdes de l’OAS.
Mais en tout ceci, on n’avait pas pris en compte la population indienne originaire du TIPNIS et elle n’avait pas été préalablement consultée, ce qui allait à l’encontre de trois documents juridiques fondamentaux, deux de rang international [8] et la nouvelle Constitution bolivienne, soutenue justement par Evo Morales et en vigueur depuis le début de 2009. Cette même année, Evo Morales lui-même avait finalement signé le titre foncier définitif du TIPNIS, qui portait sur une superficie réduite à 1,09 million d’hectares après amputation de la partie sud-est, déjà occupée par des colonisateurs cocaleros, de l’autre côté la « ligne rouge » susmentionnée, zone aujourd’hui connue sous la dénomination « Polygone 7 » [9]. Tout cela a provoqué une longue querelle entre les organisations indiennes touchées et le gouvernement.
Ce qui irritait le plus les acteurs locaux était de ne pas avoir été pris en considération. Evo Morales insistait : « Qu’ils le veuillent ou non, la route se fera »… « c’est oui ou bien oui ». Et le vice-président enfonçait le clou : « Peu importe en fin de compte le résultat de la consultation puisqu’il n’est pas contraignant. » Ce manque de respect à leur égard était perçu comme une agression supplémentaire. Leur mot d’ordre était le suivant : « Une route, oui, mais pas comme ça et pas ici. » En fait, en dehors du Polygone 7, où vivent de nombreux cocaleros, les communautés orientales autochtones du TIPNIS restent dans leur grande majorité loin du tracé prévu, surtout dans l’est du territoire ; nul doute qu’elles seraient favorables à des tracés de substitution dans ce secteur.
Ce conflit a mobilisé à leur tour beaucoup d’autres acteurs et a projeté sur le devant de la scène, comme une « formule magique » – l’expression est du ministre des affaires étrangères David Choquehuanca – de nombreux autres sujets et conflits d’ordre juridique, politique, ethnique, social ou écologique, transformant un problème très local en un facteur de polarisation nationale dans divers domaines.
Premièrement, du 15 août au 19 octobre 2011 s’est tenue la Huitième Marche des peuples du TIPNIS, soutenus par beaucoup d’autres peuples des terres basses et par leur organisation la CIDOB, qui voyaient dans cet épisode un test de ce qui pourrait arriver dans n’importe quel autre territoire indien des terres basses, et ajoutaient leurs revendications propres. De la région andine est également venue les rejoindre l’organisation d’ayllus CONAMAQ.
À plusieurs reprises, les marcheurs demandèrent à Evo Morales de venir leur rendre visite pour discuter de leurs revendications, mais celui-ci refusé et les déligitima systématiquement, tout comme son gouvernement, déclarant qu’ils n’étaient que les porte-parole de l’opposition et des intérêts internationaux de l’impérialisme. Il se contenta de leur envoyer quelques ministres, pendant que lui rendait visite à d’autres communautés du TIPNIS et leur proposaient de réaliser divers travaux. À un endroit de la route, le gouvernement monta un barrage avec des colonisateurs de divers secteurs et un demi-millier de policiers pour les empêcher d’avancer plus loin en direction de La Paz. S’y rendit pour discuter l’Aymara et ministre des affaires étrangères David Choquehuanca, le plus proche des marcheurs, qui a cette occasion fit surtout figure de médiateur entre les revendications des marcheurs et celles des colonisateurs. À un moment donné, un groupe de femmes de la marche se saisirent du ministre et faisant bloc autour de lui, obligèrent les rangs de policiers à les laisser passer, avant de le relâcher. La presse évoqua un « enlèvement », mais l’intéressé déclara simplement qu’il « avait été forcé » de défiler avec elles.
Le lendemain (le 25 septembre2011), alors que tous se reposaient en un lieu dénommé Chaparina, ils se trouvèrent soudain encerclés par des policiers, qui commencèrent à les agripper, les battre, leur couvrir la bouche et leur attacher les mains, avant de les embarquer dans des autobus pour les disperser vers leurs lieux d’origine. Mais l’opération échoua grâce à la solidarité des populations locales des endroits qu’ils traversaient. Cette action répressive a donné lieu à quelques coups et blessures, mais à aucune perte humaine. Le débat se poursuit jusqu’à aujourd’hui quant à savoir qui a donné l’ordre de cette opération avortée.
Quelques jours plus tard, la marche reprit et se poursuivit sans heurts jusqu’à La Paz, où elle fut reçue le 19 octobre dans l’apothéose par toute la population. Sur la suggestion de quelques secteurs du MAS – qui considéraient que cette opposition systématique aux marcheurs servait sur un plateau à l’opposition un argument pour la renforcer –, il a été possible d’arracher la Loi 180 interdisant le passage de la route par le TIPNIS parce que ce dernier constitue un territoire et un parc « intangibles ».
Mais, du côté du gouvernement, la signature de la loi ressemblait à une veillée funèbre sans poignées de mains ni signe de réconciliation. Peu de temps après, le gouvernement lance une « contre-marche » avec des partisans de la route (de l’intérieur et de l’extérieur du TIPNIS), qui rejoint La Paz sans incident par la route de Cochabamba. Elle est immédiatement reçue par Evo Morales et, quelques jours plus tard, est déposé et approuvé un autre texte, la Loi 222 pour une « consultation préalable, libre, de bonne foi et éclairée » sur cette même route. Le gouvernement résilia alors le contrat avec OAS (pour que la consultation soit de nouveau « préalable », malgré ce qui avait déjà été décidé et accompli) ; mais sans abroger la précédente Loi 180. Cette consultation a été longue, très coûteuse, et fait l’objet de manipulations de l’exécutif à grand renfort de cadeaux, de propagande, de questions et d’explications tendancieuses [10]. Selon le schéma le plus courant, il était d’abord demandé à la communauté consultée quelles étaient ses priorités en matière de développement, puis on lui opposait la contradiction existant entre le terme « intangible » contenu dans la Loi 180 (alors que la législation antérieure sur les parcs nationaux était beaucoup plus nuancée) et n’importe quelle activité de « développement » à l’intérieur du TIPNIS. Les consultants en déduisaient que la communauté voulait la route et lui proposaient des systèmes préconçus pour en minorer les incidences (comme des brigades de contrôle et des tunnels écologiques), en général sans fournir de détails sur le tracé définitif de la route.
Les organisateurs de la Huitième Marche ont alors entamé une Neuvième Marche contre cette loi, marche qui s’est déroulée sans contretemps majeur. Mais, une fois arrivée à La Paz, elle n’a pas non plus été reçue par Evo Morales ni par le gouvernement, et elle a regagné ses bases les mains vides. Le Mouvement sans peur (MSM pour son sigle en espagnol, qui avait soutenu la présidence de Morales à ses débuts mais pris ensuite ses distances, a déposé un recours pour « anticonstitutionnalité » contre ladite loi 222, auquel le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP) a apporté une réponse ambiguë, considérérant que la loi était bien conforme à la Constitution, sous réserve que le protocole, les questions, etc. fassent préalablement l’objet d’un consensus avec les Indiens. Cela n’a pas été fait, mais la consultation s’est poursuivie malgré tout. Le résultat a été que, hormis 11 communautés qui ont refusé jusqu’à la fin d’être consultées, toutes, sauf la première consultée, ont accepté de supprimer le terme « intangible », de crainte de ne pouvoir réaliser aucune activité de développement.
Tandis que se préparait la publication des résultats définitifs de la consultation, les organisateurs des Huitième et Neuvième Marches ont demandé aux Commissions des droits humains (nationale et interaméricaine) et à l’Église une « vérification » (et non une réplique) du processus, qui a été réalisée avec beaucoup moins de moyens et de temps dans seulement 35 communautés, dont les 11 qui avaient opposé un refus. Cela nous a aidés à comprendre comment procédaient les brigades pendant la « consultation » officielle. Ce qui ressort du rapport final est on ne peut plus clair :
La mission a mis en évidence la violation du principe de bonne foi et du droit à une consultation préalable, libre et éclairée des peuples indiens, et ce malgré le fait que ces derniers, en plus d’être pris en compte dans la législation nationale et internationale en vigueur, sont présents dans le protocole de la Loi 222…
Le processus de consultation n’a été ni libre ni éclairé et n’a pas respecté le principe de bonne foi… Par conséquent, l’État bolivien se trouve dans l’obligation de suspendre le projet de construction du second tronçon de la route devant relier les deux océans tant qu’il n’aura pas consulté les communautés du TIPNIS d’une façon adéquate et qu’il n’aura pas obtenu leur consentement préalable, libre et éclairé » [11].
Ce qui était en jeu sur le fond, au-delà de l’arrogance constante manifestée par le pouvoir étatique, ce sont deux conceptions du développement et du bien vivre : celle des peuples indiens qui privilégient beaucoup plus nettement leur rapport permanent avec la Terre mère et, en l’occurrence, la Mère forêt vierge, dans laquelle ils s’appliquent à vivre sans la détruire, et celle des colonisateurs (aujourd’hui appelés « interculturels »), concrètement les cocaleros, qui voient dans la forêt un obstacle à éliminer en pratiquant la culture sur brûlis pour consacrer ces sols à la culture intensive de coca, qui leur rapporte des gains très importants trois ou quatre fois par an, sans se préoccuper du fait qu’ils détruisent une grande biodiversité qui n’existe nulle part ailleurs ni se demander ce que deviendront ces sols après plusieurs années de culture intensive. Pour cette raison, les cocaleros se représentent les populations plus dispersées qui occupaient traditionnellement ces lieux comme des sortes de grands propriétaires terriens qui sous-utilisent leurs immenses territoires.
Il est bien sûr également possible que les cocaleros développent leur propre conception du « bien vivre », ce qui était d’ailleurs explicitement mentionné, avant ce conflit, dans les premières ébauches du statut de la TCO TIPNIS. Il conviendrait de distinguer la production de feuilles de coca (activité parfaitement légitime) et leur transformation en pâte de coca et en cocaïne (activité criminelle) et mieux se rendre compte que leur mode de vie peut coexister avec celui des peuples traditionnels des alentours sans empiéter ni détruire leurs territoires, qui se prêtent potentiellement à d’autres utilisations optimales du sol [12].
Est-ce que bien vivre, ce n’est pas aussi avoir de bonnes voies de communication ? En partie, si. Les voies traditionnelles, ce sont les cours d’eau, avec leurs avantages et leurs inconvénients en termes de coût et de temps. Manaos et Macapá en savent quelque chose. Il peut être sans doute aussi très utile d’avoir d’autres bons axes de communication pour le transit des véhicules. Mais beaucoup de peuples des zones sylvicoles, en Bolivie et ailleurs, savent distinguer s’ils seront les bénéficiaires d’une route en projet ou bien si elle profitera à des étrangers qui ambitionnent de s’implanter sur une partie de leurs territoires et de s’en emparer [13]. Ce n’est pas un hasard si, par exemple, les organisations indiennes de l’Amazonie équatorienne ont commencé à se réorganiser lorsque la première voie de pénétration stable a atteint leurs territoires, et la même chose s’est passée dans le Polygone 7 du TIPNIS, avec les Kuna du Panamá, etc., etc. Beaucoup d’études au Brésil vont dans ce sens, tout comme de nombreuses déclarations d’organisations et de peuples indiens. À la suite de la première de ces voies de communication surgissent, comme des champignons, de nouvelles routes en forme d’arêtes de poisson. La solution doit passer par une combinaison équitable des différents intérêts, mais sur la base du droit premier de ces peuples à leur territoire. C’est ce qu’ont résumé les peuples du TIPNIS concernés avec leur mot d’ordre « Une route, oui, mais pas comme ça et pas ici ».
>> Lire la troisième partie du texte (à paraître en mars…).
- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3401.
- Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
- Source (espagnol) : texte diffusé par le Centre de recherche et de promotion du paysannat (Centro de Investigación y Promoción del Campesinado, CIPCA), mai 2014.
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[1] Aussi appelés Moxos ou Mojos – note DIAL.
[2] Voir Molina, Wilber et al., 2012, El vivir bien entre los T’simanes.
[3] On peut observer certaines ressemblances avec le yvy maräey, la « terre sans mal » des peuples guaraní, même si, dans ce dernier cas, il n’y a plus d’arrière-plan missionnaire. Le résumé qui précède s’appuie sur les souvenirs de Lorenzo Calzavarini (Teología narrativa, Tarija, Centro de Documentación, 1995, p. 27-52), repris par Xavier Albó (« Contextualización : una mirada profunda al TIPNIS », dans Alex Contreras B., Coraje. Memorias de la Octava Marcha por la defensa del TIPNIS, Cochabamba, sans éditeur, 2012, p. 29-31).
[4] Voir David Block, Mission Culture on the Upper Amazon : Native Tradition, Jesuit Enterprise & Secular Policy in Moxos, 1660-1880, Lincoln, University of Nebraska Press, 1994, xiii-240 p., ou, pour la traduction en espagnol : La cultura reduccional de los llanos de Mojos : tradición autóctona, empresa jesuítica y política civil, 1660-1880, traduit par Josep M. Barnadas, Sucre, Historia boliviana, 1997 – note DIAL.
[5] Les deux premiers villages qu’ils ont créés à leur départ de Trinidad, encore plus au nord du TIPNIS actuel.
[6] Personnes originaires de l’ouest du pays.
[7] Le président brésilien d’alors – note DIAL.
[8] La Convention 169 de l’OIT de 1989, ratifiée par la Bolivie en 1991, et une autre loi de 2007, qui avait adopté comme loi nationale la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, vieille de quelques mois.
[9] Le PNIS, en tant que « parc », conservait une superficie de 1,3 million d’hectares. Mais, en pratique, à l’intérieur du Polygone 7, il ne restait plus rien de « parc ». Là vit la communauté mojeña « Santísima Trinidad », la plus peuplée du TIPNIS (150 familles), qui en conserve la propriété collective et se considère toujours comme une composante du TIPNIS, bien qu’elle subisse une pression de plus en plus forte de la part des cocaleros des alentours.
[10] Voir DIAL 3239 – « BOLIVIE – « La consultation sur le TIPNIS n’en était pas une » » et 3240 – « BOLIVIE – Communiqué public : résumé du rapport sur la visite aux communautés du TIPNIS » – note DIAL.
[11] FIDH et APDHB, « Bolivia : Informe de verificación de la consulta realizada en el Territorio Indígena Parque Nacional Isiboro-Sécure », 2013.
[12] À l’examen de la carte actuelle de l’utilisation des sols dans le TIPNIS, on peut supposer que l’utilisation ancestrale de ce qui constitue actuellement le Polygone 7, situé dans le piémont et envahi de cocaleros, a été très similaire à ce qui constitue encore le cœur du TIPNIS, qui abrite une plus grande biodiversité, désormais irrémédiablement perdue dans le Polygone 7.
[13] Voir par exemple DIAL 3251 – « BOLIVIE – Vive Versailles ! (et que l’exemple fasse école) » – note DIAL.